Emmanuel d’Astier de la Vigerie le génie méconnu

Comment un aristocrate dandy, futile et dilettante est devenu pendant la guerre un
combattant de la liberté, un cérébral en action. Cet écrivain, journaliste et homme
politique engagé à gauche, responsables de la Résistance, a marqué toute une génération
d’intellectuels de l’après-guerre. Redécouverte !

Né le 6 janvier 1900 à Paris, Emmanuel d’Astier de la Vigerie appartient à une grande famille française, qui donnera des héros au pays, dont ses deux frères, tous deux Compagnon de la Libération, comme lui. Flamboyant, lettré, condottiere avant la guerre, la Résistance entraîna chez lui une rupture personnelle et sociale entamée déjà par son parcours européen lors de la montée des fascismes.
HOMME D’ACTION, PENSEUR, AMOUREUX DES LETTRES
Emmanuel passe son enfance près d’un père qui lui enseignera ses humanités. Puis, à l’âge de 13 ans, d’Astier intègre le lycée Condorcet. En classe de 1ère, il rejoint les Eudistes du collège Sainte-Geneviève de Versailles et prépare l’École navale. Il est reçu en janvier 1918. Affecté à Lorient, puis à Toulon, il se spécialise dans une arme toute récente : « l’aviation maritime ». Cet homme d’action est aussi un penseur, un amoureux des lettres. En 1931, il démissionne de la marine pour se lancer dans le journalisme et la littérature. Il rencontre les surréalistes.
Son existence devient celle d’un dilettante flambeur. Sentimentalement sa vie est également un roman. Marié, en premières noces à une Américaine, il divorce puis se remarie, en 1937, avec
Lubov Krassin , la fille d’un révolutionnaire soviétique. Il entre alors à l’hebdomadaire Marianne et voyage, pour l’hebdomadaire Vu, dans l’Europe troublée d’alors : Allemagne nazie, guerre d’Espagne…
En 1939, d’Astier est mobilisé comme chef d’un centre de renseignements maritimes à Lorient. Il rejoint, en juin 1940, le 5e Bureau replié à Port-Vendres avant d’être démobilisé à Marseille, il organise, très tôt, à Cannes (octobre 1940), un groupe de résistants nommé : « La dernière colonne » qui se destine au sabotage.
Édouard Corniglion-Molinier, le cofondateur du mouvement est arrêté en décembre 1940.Emmanuel d’Astier gagne alors Clermont-Ferrand et se réfugie auprès de la rédaction de La Montagne. Il rencontre
Lucie Aubrac qu’il surnommera « Mme conscience ». Avec son mari, Raymond Aubrac, elle consacre tous ses temps libres aux activités de « La dernière Colonne ». Ils distribuent des tracts, recrutent, participent à des actions de sabotage… Ils aident Emmanuel d’Astier de la Vigerie, en janvier 1941, à fonder le mensuel Libération. D’Astier, alias « Bernard » dans la Résistance, entre dans la clandestinité.

UNE PERSONNALITÉ DÉTERMINÉE PAR LA RÉSISTANCE
Mais qui est vraiment cet homme de 40 ans, à la réputation dilettante et aventureuse. Julian Jackson dans La France sous l’occupation (Flammarion) le présente en un portrait ni noir, ni blanc : « Emmanuel d’Astier de la Vigerie, fondateur de Libération Sud, affirma « qu’on ne pouvait être résistant que quand on était inadapté ». Sans doute était-ce vrai du flamboyant d’Astier, le mouton noir d’une famille d’aristocrates, qui, avant 1940, avait été un journaliste sans opinions bien arrêtées. Gros consommateur d’opium, il crut bon de se prêter à une cure de désintoxication avant de se lancer dans la Résistance. Ceux qui le connurent avant la guerre comme un dilettante désœuvré furent stupéfaits de voir la détermination et l’obstination dont il fut capable sous l’Occupation, au point qu’il ne put jamais se défaire tout
à fait de sa réputation de condottiere et d’aventurier. »

LA RÉSISTANCE SE STRUCTURE
En juin, avec Jean Cavaillès, il crée le mouvement Libération. Avec les mouvements Combat et Franc-Tireur, trois des plus importants mouvements de résistance de la zone sud sont alors constitués. Libération recrute essentiellement Dans les milieux syndicaux et chez les socialistes. Au printemps 1941, d’Astier obtient le soutien de Daniel Mayer qui reconstruit de son côté le parti socialiste clandestin. Il prend langue avec le leader syndical Léon Jouhaux et le convainc, à force d’éloquence et d’arguments patriotes, de le rejoindre. En décembre, ce dernier rédige dans le n° 4 de Libération un « appel anonyme aux travailleurs ». Début 1942, il gagne Londres, et rencontré le général de Gaulle. Celui-ci le charge d’une mission aux États-Unis auprès du président Roosevelt. Il est chargé de négocier auprès de ce dernier la reconnaissance de la France libre. Au côté de Frenay, comme l’explique Julian Jackson, il s’attaque à la figure de la résistance intérieure : « Pendant que Frenay attaquait Moulin en France, d’Astier partit le 15 avril pour Londres où il rédigea un rapport féroce exigeant le limogeage de Moulin […] Même Lévy, d’un tempérament plus conciliant et généralement prêt à jouer les médiateurs entre ses camarades et Moulin signa avec d’Astier une lettre reprochant à Moulin de « bureaucratiser » et de « stériliser » la Résistance. » Mais tout cela n’empêchera pas la victoire de Moulin qui persuade les mouvements d’accepter un Conseil national de la Résistance. Moulin fut le plus habile, jouant des rivalités et, quant il le fallut, soutenant Frenay contre d’Astier ici, d’Astier et Lévy contre Frenay là ! Octobre 1942, les trois mouvements de la zone sud reconnaissent l’autorité de Charles de Gaulle et la formation d’une Armée secrète unifiée qui sera dirigée par le général Delestraint. Un Comité de coordination est créé. Il comporte les responsables des trois mouvements : Henri Frenay, Jean- Pierre Lévy et d’Astier. Son rôle est de diriger la propagande et l’action des mouvements

COMPLAINTE DU PARTISAN

Les Allemands étaient chez moi On m’a dit résigne toi Mais je n’ai pas pu Et j’ai repris mon arme. Personne ne m’a demandé D’où je viens et où je vais Vous qui le savez Effacez mon passage. J’ai changé cent fois de nom J’ai perdu femme et enfants Mais j’ai tant d’amis Et j’ai la France entière. Un vieil homme dans un grenier Pour la nuit nous a cachés Les Allemands l’ont pris Il est mort sans surprise.Hier encore nous étions trois Il ne reste plus que moi Et je tourne en rond Dans la prison des frontières.

Le vent souffle sur les tombes
La liberté reviendra
On nous oubliera
Nous rentrerons dans l’ombre.

EMMANUEL D’ASTIER DE LA VIGERIE

Anna Marly écrivit également la musique de cette autre chanson de partisan,après celle rédigée par Maurice Druon et Joseph Kessel

En novembre 1942, suite à son second voyage à Londres, il retourne en France avec Henri Frenay. « Le 27 janvier 1943, Frenay, d’Astier, Levy signent l’acte officiel de naissance des « Mouvements unis de Résistance », qui établit une direction unique. Tous les rouages des mouvements doivent désigner à tous les échelons un responsable. C’est un événement dans l’histoire de la Résistance intérieure française puisque les mouvements acceptent de réunir leurs forces à un moment décisif de la lutte. » (1) D’Astier siège au Comité de Coordination des Mouvements de Résistance, puis au Directoire des Mouvements unis de la résistance (MUR). Il en devient le Commissaire aux affaires politiques.

UN RÔLE D’IMPORTANCE
En 1943, Emmanuel d’Astier repart pour Londres. Mais l’arrestation de Jean Moulin bouleverse les équilibres. D’Astier retourne sur le territoire national en juillet 1943. En octobre de la même année, il revient à Londres. Le mois suivant il est nommé au Comité français de la Libération nationale (CFLN) à Alger, comme Frenay et de Menthon – chefs historiques de la Résistance comme lui –, et des personnalités de la IIIe République, tels Pierre Mendès-France, Henri Queuille, André Philippe… Membre du COMIDA (Comité d’Action en France), il rencontre les plus grandes personnalités du monde politique européen pour préparer la Libération. Ace titre, il a une entrevue avec Churchill, à Marrakech, en janvier 1944, et requiert l’obtention d’armes pour la Résistance. Il débarque en France en juillet 1944. Il est nommé ministre de l’Intérieur du GPRF (Gouvernement provisoire de la République française) du 26 août au 10 septembre 1944. Il démissionne rapidement (en septembre) après avoir refusé la proposition de servir comme ambassadeur à Washington. Il est opposé à la politique du titulaire du poste du Quai, Georges Bidault. De Gaulle pour le convaincre lui dira : « vous ferez ma politique »(2). François Broche raconte : « D’Astier refusera. Il aura plus tard ce commentaire d’une flagrante partialité : « il avait été trop habitué à trouver des hommes seuls, dociles, dont il déterminait la carrière et qui étaient vite apaisés à condition de passer d’un honneur à l’autre ou d’un échelon à l’autre. » D’Astier de la Vigerie est fait Compagnon de la Libération.

UN ESPRIT LIBRE ET BRILLANT
Il entame une carrière politique d’esprit libre et brillant. Homme de gauche, progressiste,proche du Parti communiste, il est élu député d’Ille-et-Vilaine pendant 13 ans (1945-1958). Il ne suit pas toutes les consignes du PCF. Ainsi, il condamne l’intervention de l’URSS en Hongrie, tout autant que celle de l’armée française, envoyée par le gouvernement Guy Mollet, à Suez. Il est pacifiste. Il s’oppose à la ratification de la CED et appartient au Mouvement de la Paix. Il reçoit le Prix Lénine pour la Paix 1957. En 1961, il rédige : Les Grands, ouvrage qui brosse de vigoureux et brillants portraits des personnalités qu’il a connues, comme Churchill, Staline, de Gaulle, Eisenhower, Khrouchtchev… Politiquement, s’il refuse la confiance à de Gaulle le 1er juin 1958, il se rapproche peu à peu des positions gaullistes et devient un « Compagnon de route des gaullistes de gauche ».

UN INTELLECTUEL DANS L’ACTION
En août 1944, le journal Libération reparaissait hors de la clandestinité. Il était dirigé par d’Astier. Le 21 août, il devint quotidien. La direction du journal était tenue par Emmanuel d’Astier et Pierre Hervé l’ancien responsable de l’Union des Étudiants Communistes. La presse française vivait alors des moments difficiles. Libération ne fut pas en reste, d’autant que l’union entre le PCF et les progressistes français ne se faisait pas. La ligne éditoriale de Libération fut frappée de plein fouet. En 1948, Georges- Eugène Vallois, autre résistant, homme de presse venu du Franc-Tireur, rejoint la direction du journal. Le quotidien s’éteindra en 1964. Entre février 1966 et juin 1969, Emmanuelle d’Astier crée un journal atypique : L’Événement. C’est un mensuel politique, social, culturel où se côtoient Pierre Dumayet, Pierre Viansson-Ponté, Paul-Marie de la Gorce, Jean Lacouture, Bernard Kouchner, Jean Bertolino, etc. La ligne est gaulliste de gauche, pacifiste, tiers-mondiste. Il rédige et publie également des ouvrages, dont les plus connus sont Sept fois sept jours et Les Dieux et les hommes. Pour reprendre le sous-titre de la seule biographie disponible pendant longtemps – livre aujourd’hui épuisée (3) – sur Emmanuel d’Astier de la Vigerie, et ce jusqu’au récent travail de son neveu Geoffroy (4), l’homme était « La plume et l’épée ». Jean-Matthieu Gosselin

(1) http://www.cheminsdememoire.gouv.fr
(2) François Broche, Les hommes de De Gaulle, leur place, leur rôle, Pygmalion, 2006
(3) Jean-Pierre Tuquoi, Emmanuel d’Astier de la Vigerie, la plume et l’épée, Arléa, 1987
(4) Geoffroy d’Astier de la Vigerie, Emmanuel d’Astier de la Vigerie : combattant de la
Résistance et de la Liberté (1940-1944), France-Empire, 2010