Dickens : la comédie humaine d’un philanthrope

Il y a 200 ans naissait, Charles Dickens, romancier fort prolixe dont les
récits

dramatiques touchent toujours le cœur de millions de lecteurs á travers le monde.
Il eut une influence particulière sur les réformes sociales accomplies dans
l’Angleterre victorienne.

Oliver Twist, Nicholas Nickleby, Martin Chuzzlewit, David Copperfield, La petite Dorrit, Monsieur Pickwick…, autant de personnages créés par Charles Dickens et qui sous-tendent la comédie humaine britannique la plus fameuse de l’histoire de la littérature. Né le 7 février 1812 à Portsmouth, Charles Dickens a une petite enfance heureuse à Chatham au sein d’une famille bourgeoise modeste. Son père est muté à Londres. Alors qu’il le rejoint dans la capitale britannique, le petit Charles doit arrêter ses études, les finances familiales ne suivant plus. Les difficultés sont grandes et la famille se retrouve dans la misère, d’autant que le père de Charles est emprisonné pour dettes.
Âgé de douze ans Charles Dickens se trouve dans l’obligation d’aller travailler dans une fabrique de cirage. La nostalgie de l’enfance heureuse et simple, l’obsession de la faim et de la pauvreté que l’on retrouve au travers de toute son œuvre résultent donc de sentiments réellement vécus et d’un passage de la petite enfance á l’adolescence très brutale. Plus tard, il fera partager au lecteur, ses angoisses, ses sentiments, ses convictions et sa conception de la vie, et ce á partir de sa petite enfance, riche en épreuves, émouvante et triste. Grace á son expérience personnelle, il put – il sut – écrire sur les pauvres, les malheureux et les déshérités avec une criante vérité,une touchante compassion et un sentiment social puissant.

« Toute mémoire humaine est chargée de chagrins et de troubles
»

Charles Dickens

Dickens, dans son œuvre, comme dans la vie, développait trois qualités principales :

  • un art de saisir un caractère, une particularité, une posture, une attitude, des spécificités sociales… Peter Ackroyd (1) le grand biographe du père d’Oliver Twist explique : « Toutefois, s’il n’est pas douteux qu’en de nombreuses circonstances Dickens se servit des caractéristiques marquantes de gens qu’il connaissait ou qu’il
    avait rencontrés, il existe très peu de cas où il ait simplement retranscrit sur le papier ce qu’il avait vu et entendu. L’art du romancier ne fonctionne pas ainsi: Dickens percevait une caractéristique, une humeur, un comportement qui le frappaient, puis son imagination s’en emparait, à tel point que le « personnage » n’avait plus qu’une ressemblance fugitive avec la personne réelle. » ;
  • un amour profond pour Londres, ses rues, ses couleurs, ses odeurs, ses habitants ;
  • être un victorien de premier niveau.

Publiée en France chez Stock en 1993, puis en 2002 dans une version abrégée, en Angleterre chez Vintage, et en Espagne chez Edhasa (en 2012), la biographie d’Ackroyd est reconnue dans le monde entier. Les sous-titres de certaines éditions caractérisent bien l’œuvre de l’écrivain.
« L’observateur solitaire » en Espagne et… « Par l’auteur du best-seller London » en anglais,
c’est dire tout ce qui relie le biographe de Dickens á l’écrivain « biographe » de la capitale du Commonwealth du XIXème.
Et, si Dickens n’est pas le seul á avoir dépeint avec humeur, goût et passion la ville, son brouillard et la Tamise, il rejoint en cela John Keats, William Blake, Bram Stocker (l’inventeur de Dracula) et plus tard Conan Doyle, Chesterton, William Boyd, ou les français Stéphane Mallarmé (« Revoici le brouillard, si beau, si gris, si jaune »), Jules Vallès, Paul Morand, ou Pierre Mc Orlan…, Dickens fut le premier romancier á faire de Londres le héros même de ses
ouvrages, avec ses miasmes, ses puanteurs, sa noblesse, ses bas-fonds insalubres, ses maladies (dysenteries, typhus, choléras, fièvres typhoïdes) – Dickens lui-même survécut á quatre épidémies de choléra – et ce dans une Angleterre victorienne expansionniste marquée par le développement du chemin de fer. Avec lui, tout Londres y passe. Oui, « tout », y compris « tous les forfaits commis sous les couvert des ténèbres dans la vaste enceinte de Londres ». On découvre la tour de l’Eglise Saint Georges où se marie Amy l’héroïne de « La petite Dorrit ». Elle existe toujours. Il aime Covent Garden et son marché, et d’écrire dans « David Copperfield »: « au printemps où en été quand le parfum suave des fleurs flotte dans l’air, dispersant jusqu’aux relents malsains des débauches de la nuit… » On court après – ou avec – Oliver Twist et l’on découvre des quartiers inconnus de la capitale britannique : « Jean Dawkins s’étant refusé á pénétrer dans Londres avant la tombée de la nuit, il était quasiment onze heures lorsqu’il atteignit la barrière de péage
d’Islington. Ils passèrent par St John’s Road, prirent la ruelle qui aboutit au théâtre de Sadler’s Wells, enfilèrent Exmouth Street et Coppice Row puis la ruelle qui borde l’hospice, traversèrent le terrain classique nommé autrefois Hockley-in-the-Hole. Après quoi ils montèrent la côte de
Little Saffron et arrivèrent á Saffron Hill the Great. » Ouf, á vos cartes ! Et, pour revivre « David Copperfield », il est toujours possible, de nos jours, d’aller au 30 de Hungerford Stairs voir la fabrique de bitume qui inspira des scènes du célèbre roman. On redécouvre également la Cathédrale Southwark, la seconde église gothique de la ville après Westminster, qui apparait dans le roman « Oliver Twist »…
A travers Londres, Dickens a fait comme Marx, un des ses lecteurs admiratifs. Il a dénoncé les valeurs (nouvelles), les institutions et le caractère non social de son monde. Et, s’inspirant de la ville capitale de l’empire le plus important du monde et d’une société fortement marquée par les structures de classe, il a construit une fresque immortelle, une sorte de comédie humaine devenue si inhumaine qu’elle en est toujours d’actualité et qu’il est, pour reprendre l’expression de Peter Akroyd (2) : « un indigné du XIXème siècle ».


« Dans le cœur humain, il y a des cordes qu’il est préférable de ne pas
faire vibrer »
Charles Dikens

A la fin de son adolescence Charles Dickens reprend les études, et ce, malgré l’avis défavorable de sa mère. Dickens ne lui pardonna jamais. Il la prit d’ailleurs comme modèle pour la mère stupide et vaniteuse de son roman « Nicolas Nickleby » A la fin de ses années dans l’école publique, il entre dans le cabinet d’un avoué. En parallèle, pour satisfaire á sa passion de la lecture il trouve une place comme sténographe dans une revue. En 1833 il commence á écrire… et á publier dans des revues populaires de Londres ; il envoie un article romancé sur la vie de Londres au Monthly Magazine qui le publie. En 1836 parait son premier livre de contes et autres pièces : « Les Esquisses de Boz ». Boz est son pseudonyme. Un an plus tard son talent se révèle
avec le succès de « Les Aventures de M. Pickwick ».
Les Pickwick papers qui paraissent en feuilleton ont un succès ahurissant. Et Ackroyd de raconter : « A peine un numéro était-il publié, écrivit un contemporain, que des admirateurs nécessiteux s’écrasaient le nez contre les vitrines des librairies, avides de jeter un long regard sur les gravures et de parcourir chaque ligne du texte qui pouvait être exposé; ils le lisaient souvent à haute voix, applaudis par les passants […] si grande était la vogue des Pickwick Papers qu’ils obtenaient beaucoup plus d’attention qu’on n’en accordait aux événements politiques courants de l’époque. »… La mode pour ces contes mensuels est tel que des produits dérivés naissent : on crée un cigare Pickwick, un chapeau Pickwick (il possède un bord étroit relevé sur les côtés) et même un habit Pickwick… Les enfants parlent Pickwick, jouent
Pickwick, croient ce que disent les contes Pickwick., s’amusent avec et par Pickwick…


« Dickens est un artiste bien vivant dont l’œuvre continue de résonner à
travers notre culture »
Adrian Wootton, The Guardian

Il est alors reconnu et peut voyager et se consacrer á l’écriture. Il épouse Catherine Hogarth, fille d’un critique musical et journaliste qui avait connu Walter Scott. Elle ressemblait terriblement – selon les descriptions faites par des auteurs ou portraitistes – á l’amour précédent de Dickens : Maria Beadnell… en moins coquette et frivole. En pleine gloire, en 1858, il divorcera de Catherine entraîné par sa passion pour une jeune actrice : Ellen Ternan. Il avait dix enfants.

Les titres d’une œuvre consistante

« Les noms devaient toujours revêtir une grande importance pour Dickens. Plus tard il se trouva incapable de commencer un livre avant d’avoir découvert le titre juste, et sur un carnet il notait des listes de noms fantaisistes ou bizarres pour appuyer son inspiration. Sans nom,
l’essence ne pouvait tout simplement pas exister et n’existait absolument pas; Dickens était homme à se fier au pouvoir des mots et le nom lui paraissait faire surgir le personnage qu’il pouvait dès lors commencer à décrire. Il en fut ainsi pour son projet de 1836 : il se rappela le
nom d’un propriétaire de diligence de Bath, un homme dont il avait dû voir ou même emprunter les voitures pendant ses pérégrinations de journaliste (…). L’homme s’appelait Moses Pickwick.
Ainsi naquit M. Pickwick. Et, avec lui les Pickwick Papers. »

Peter Ackroyd, Dickens, 2002

« Les Aventures de M. Pickwick » avaient réellement lancée sa carrière. Ce récit satirique des aventures de M. Pickwick, personnage naïf, simulateur, menteur et mégalomane, de son valet Sam Weller et du club des excentriques, avait amusé l’Angleterre pendant près de deux ans. Le succès ne se cantonna pas aux Iles Britanniques. Il s’étendait á tout le Commonwealth et aux États-Unis.
En 1838 il enchaîne avec un roman agile, social, drôle, quasi « picaresque », mettant au cœur de l’action un garçon faible et attachant : Oliver Twist. Le succès traversera l’histoire ! Un an plus tard il rédige « Nicolas Nickleby ». Il y dénonce avec force et tendresse l’exploitation des plus faibles et « l’esclavage » des enfants. Le « Magasin d’antiquités » en 1840, s’arrête sur le destin dramatique et émouvant d’une fillette et sur une vibrante dénonciation du monde industriel. Il dénonce la bourgeoisie dont la fortune s’est faite sans états d’âme dans une
industrie inhumaine dans le roman « Dombey et fils » en 1848.
Ses « Contes de Noël » et son « Chant de Noël » parlaient au cœur des plus humbles comme des plus riches ; ils appelaient á la générosité. Ainsi dans « Un chant de Noël : histoire de fantômes
pour la Noël » écrivit-il : « Aucun mendiant n’implorait de lui la plus petite aumône, aucun enfant ne lui demandait l’heure. Jamais, de toute sa vie, homme ou femme ne pria Scrooge de lui indiquer le chemin de tel ou tel endroit. Les chiens d’aveugle, eux-mêmes, semblaient le connaître et, lorsqu’ils le voyaient approcher, tiraient leur possesseur sous les portes cochères et jusqu’au fond des cours ; après quoi, ils remuaient la queue comme pour dire : « Mieux vaut pas d’œil du tout que le mauvais œil, mon ténébreux maître. » Dans ce que certain nomme « son œuvre majeure », « David Copperfield », publié en 1849, Dickens montre le Londres travailleur et misérable á travers les yeux d’un enfant. Plus célèbre des romans de Dickens il s’agit sans nul doute d’un récit autobiographique sincère, populaire, social, et d’une grande humanité. Jamais prétentieux, aucunement sentencieux !

Une œuvre exemplaire et multiple

« Les Esquisses de Boz » (1836) ; « « Les Aventures de M. Pickwick » (1836-1837,feuilleton) ; « La Maison d’Âpre-vent » ; « Le Conte de Deux Cités » ; « Oliver Twist » (1837-1839) ; « Les Mémoires de Joseph Grimaldi » (1838) ; « Le Pendule de Maître Humphrey » (1840-1841) ; « Le Magasin d’Antiquités » (1841) ; « Le Célèbre Conte de
Noël » ; « Notes Américaines » (1842) ; « Un Chant de Noël » (1843) ; « Les
Carillons » (1844) ; « Le Grillon du Foyer » (1845) ; « La Bataille de la Vie » (1846) ; « David Copperfield » (1849-1850) ; « Le Pauvre Voyageur » (1858) ; « Message Venu de la Mer » (1860) ; « Les Grandes Espérances » (1851) ; « Notre Ami Commun » (1864-1865) ; « L’Abîme » (1867) ; « Le mystère d’Edwin Drood » (1869-1870 – inachevé)…

En parallèle de ses travaux d’écriture Dickens multipliait les conférences. Il y lisait avec fougue et énergie ses propres œuvres. Il fut également éditeur de plusieurs revues et Directeur d’une compagnie théâtrale d’amateurs. Le 9 juin 1865 il subit un grave accident de chemin de fer qui le diminue physiquement. Epuisé, il doit, en 1870, se retirer à la campagne. Il y débute son dernier roman « Le Mystère d’Edwin Drood ». Mais, de plus en plus exsangue, il meurt le 9 juin d’une crise d’apoplexie. « Le mystère d’Edwin Drood » restera á jamais irrésolu. Dans « De Grandes expériences », il avait écrit « Dieu sait que nous n’avons jamais à rougir de nos larmes, car elles sont comme une pluie sur la poussière aveuglante de la terre qui recouvre nos cœurs endurcis. » Pas si endurcis que cela !

Jean-Matthieu Gosselin
Director Editorial – Grupo Edhasa (Barcelona, Madrid, Buenos-Aires)

(1), Peter Acroyd, Dickens, Stock, 2002
(2) La Vanguardia, 23 Novembre 2011
A lire Jean-Pierre Ohl, Charles Dickens, Folio/Gallimard, 2011 William Angus Munro, Charles Dickens et Alphonse Daudet : Romanciers de l’enfance et des humbles…, Nabu Press, 2011 Peter Ackroyd, Dickens : el Observador solitario, Edhasa, 2012 Constance Moore, What Would Dickens do?, Summersdale Publishers, 2012

2012: Actualités Dickens

xLes événements seront nombreux pour marquer les deux cents ans de la naissance de Dickens le 7 février. Quelques
uns, significatifs :
. Rétrospective des films adaptés de son œuvre et des créations théâtrales, comme Nicholas Nickleby et David Copperfield.
. Une nouvelle version cinématographique des Grandes espérances avec Ralph Fiennes, Helena Bonham Carter et Robbie Coltrane (en préparation)
. Publication de la version espagnole de la biographie de Peter Ackroyd : « Dickens, el Observador solitario », Edhasa et, chez Castalia, de « Las Aventuras de Pickwick » traduit par Benito Perez Galdós. En Angleterre, Penguin Books fait paraître un coffret spécial réunissant six classiques de Dickens: « De grandes espérances », « Les Temps
difficiles », « Oliver Twist », « Un Chant de Noël », « La Maison d’Âpre-Vent » et « Le Conte de deux cités ».Edition de « Dickens’City » de Julian Wolfreys par le Edinburgh Critical studies in Victorian Culture…, de « God and Charles Dickens » par Gary L. Colledge, chez Brazos Press… de « Dickens´s London : The Time Traveller’s Guide”, par Lee Jackson chez Shire General… et de “A boy called Dickens” par Deborah Hopkinson, chez Random House Inc.
Exposition “Dickens on Film” au Museum of London et au Museum of Modern Art de New York.
Exposition sur “La vie et l’œuvre de Dickens » á Zurich, au Museum Strauhof
Le Morgan Library and Museum new-yorkais organise une exposition sur les manuscrits du génie victorien.
Visites et expositions au Château D’Hardelot, dans le Pas-de-Calais« Colloque Dickens » à l’université de Canterbury en Nouvelle-Zélande.